Le 17 janvier 1966, comme chaque matin, Francisco, 38 ans, s'en va pêcher la crevette rouge au large de Palomares, petit port méditerranéen d'Andalousie. C'est une pêche tranquille où rien ne peut arriver. Seul dans sa barque au milieu de la mer, Francisco sifflote, heureux comme Depardieu en Russie. Le malheureux ignore qu'un sombre drame se joue à 10 000 mètres au-dessus de sa tête. Il ne sait pas qu'il sera dans quelques minutes le troisième objectif nucléaire des Américains après Nagasaki et Hiroshima.
Il pêche tranquillement quand son regard est attiré par quelque chose de bizarre là-haut, très haut dans l'azur. En plissant les yeux, il finit par distinguer de minuscules éclairs provoqués par la collision de deux appareils US. Après quelques minutes, il aperçoit un parachute descendant droit sur lui qui porte une masse sombre et immobile. Francisco se rue sur les rames pour échapper de justesse au bombardement. L'étrange colis est aussitôt avalé par les flots. "Madre de Dios, se dit-il, es la más grande crevette volante que j'ai jamais visto !" En fait, ce que Francisco a failli prendre sur le coin de la gueule, c'est une bombe H, capable de détruire la moitié de l'Espagne !
Cette petite plaisanterie découle d'un ravitaillement en vol raté. Nous sommes alors en pleine guerre froide, les généraux de Washington, qui s'emmerdent à jouer à la PlayStation, décident de ficher la frousse aux "cocos" en baladant une bombe H sous leur nez. L'ordre est donné à un bombardier B-52, armé de quatre bombes à hydrogène, de frôler l'espace aérien de l'URSS. Mais quand on veut jouer aux gros bras, il ne faut pas se prendre les pieds dans le tapis. Or, c'est exactement ce qui se passe lors du ravitaillement en vol du bombardier qui se déroule au-dessus de l'Espagne.
"Rompez, rompez, rompez"
C'est vrai que l'exercice est extrêmement délicat. Davantage encore que le ravitaillement en vol d'une stagiaire dans le bureau ovale de la Maison-Blanche. Le pilote du B-52, Larry Messinger, entame la manoeuvre. Il amène le bombardier juste derrière l'avion ravitailleur, un KC-135, pour accrocher la perche rigide. Mais cette fois-ci, une erreur est commise. "Nous nous rapprochions de l'avion ravitailleur par l'arrière, nous volions un peu trop vite. Nous avons commencé à le dépasser légèrement. Il existe une procédure quand l'homme chargé de la perche pense que vous vous rapprochez trop et qu'il y a danger. Il crie : Rompez, rompez, rompez. Il n'ya pas eu d'appel pour rompre, aussi nous n'avons rien vu de dangereux dans la situation. Mais, subitement, l'enfer s'est déclenché." Le bombardier nucléaire heurte le fuselage de l'avion ravitailleur. L'explosion tue quatre membres de l'équipage du KC-135 et trois des sept hommes à bord du bombardier. Larry Messinger et les deux autres survivants parviennent à sauter en parachute.
Les quatre bombes H de 1,45 mégatonne, non armées, se détachent pour chuter vers le sol au bout de leur parachute. L'une d'elles prend Francisco comme cible, tandis que les trois autres atterrissent aux environs de Palomares. Si l'Espagne est toujours là aujourd'hui, c'est parce que leurs charges atomiques n'ont pas explosé. En revanche, la mise à feu conventionnelle détone, disséminant du plutonium radioactif sur plus de deux kilomètres carrés.
Quant à Paco-la-bombe, ainsi qu'on l'appelle désormais, il est engagé par la marine US pour retrouver la bombe au fond de l'eau. Cette quête prend 81 jours. On finit par retrouver "Robert" - surnom donné à la bombe - par 869 mètres de fond, intacte. Elle est repêchée et rapatriée aux États-Unis. Paco est indemnisé pour son aide, mais un avocat lui souffle qu'il peut obtenir davantage. Voilà donc notre pêcheur de crevettes à Washington pour réclamer l'application d'une coutume du droit maritime octroyant au découvreur d'une épave 1 % de sa valeur. Or, le Pentagone avait estimé le coût de la bombe à deux milliards de dollars ! Avec 200 millions de dollars pour lui, Paco espérait vraiment faire la bombe, à son retour au pays. Mais sa plainte fait long feu, il doit retourner au pays les poches vides. Les crevettes l'attendent avec impatience, mais sa barque est inutilisable. Un journal espagnol lance à son profit une collecte qui lui permet d'en acheter une neuve.