Je ne l'ai pas connu, ou du moins je ne me souviens pas de lui, mais j'ai entendu parler de lui.
Mon premier souvenir en rapport avec lui, c'est une femme grise, dans un appartement aux volets fermés. J'avais 7 ans. Cette femme je ne me souviens pas l'avoir vue avant mais pourtant il semblerait que si puisque je l'appelle "tata Monique". Son appartement est plongé dans le noir pourtant dehors il fait jour. Elle est grise parce qu'elle est triste, je le vois, je le sais, mais je ne sais pourquoi. Les adultes discutent, regardent des albums photos, moi je joue dans mon coin, je n'entends que des bribes de discussion. Et puis tata Monique veut montrer "sa" chambre à ma mère, moi curieuse je les suis. Je me souviens d'une petite chambre classique des appartements à bas prix. Une chambre aux volets fermés. Avec un lit contre le mur de gauche, au fond une fenêtre, sur le mur de droite une grande bibliothèque moderne, noire, par terre un tapis, rouge il me semble, des vêtements de jeune qui traînent, un peu de bazar sur le bureau et par terre ... et les sanglots de tata Monique que ma mère prend dans ses bras.
Retour dans le salon, tata Monique installe un projecteur et nous montre des photos. Ces photos sont très colorées en contraste avec cet appartement si sombre, ça donne une impression étrange. Je ne me souviens plus du reste de l'après midi. Je ne me souviens pas avoir revu tata Monique pourtant je sais que je l'ai revue, je ne me souviens pas être revenue dans cet appartement sombre.
Et puis petit à petit j'ai appris ce qui c'était passé. Pourquoi cet appartement était noir, pourquoi cette dame était grise.
Son fils venait d'avoir 20 ans quelques semaines auparavant. Elle était séparé du père depuis plusieurs années. Ce fils avait de mauvaises fréquentations, elle l'avait déjà averti de faire attention. Elle avait appris qu'il consommait de la drogue, elle avait appelé le père à l'aide, lui avait demandé le mettre en garde à vue pour lui faire peur, le père était policier. Ce père et cette mère séparés se sont battus côte à côte pour sortir leur fils de cette merde, ils pensaient avoir réussi.
Le 24 décembre la mère accepte que ce fils fête Noël chez elle avec des amis. Les jeunes sont dans la chambre, elle est dans le salon. Soudain elle entend le chien qui aboie frénétiquement devant la porte des toilettes. Il insiste, elle va voir, la porte est verrouillée, personne ne répond, elle trouver des outils pour ouvrir la porte, si elle avait su elle l'aurait défoncée cette putain de porte, mais elle ne savait pas. Derrière la porte son fils de 20 ans venait de mourir. Trop alcoolisé il avait eu envie de vomir, trop défoncé il n'avait même pas eu ce réflexe primaire d'expulser son vomi. Son fils de 20 ans est mort comme ça, un soir de Noël, dans les toilettes, étouffé dans son propre vomi.
Il s'appelait Marc. Il était fils unique. Il était mon cousin.
Je ne me rappelle pas de lui, je ne sais pas si je l'ai connu, mais je sais que son destin a eu des conséquences sur notre famille. J'en ai retiré une peur panique de vomir que j'ai toujours aujourd'hui. Mais je sais avec le recul de mon âge que si je n'ai jamais touché aux drogues dures c'est grâce à lui, par peur de mourir aussi connement que lui, par peur que ma mère ne devienne une femme grise et notre appartement un appartement noir.
Son père n'a jamais eu d'autre enfant. Il a aimé ses nièces, dont je fais partie. Il a aimé comme les siens les enfants de sa seconde femme. Ce père je ne l'ai jamais vu triste, je l'ai toujours vu sourire à la vie, se démener, faire du sport, aider tout le monde, être joyeux. Personne n'aurait pu deviner qu'il cachait en lui cette terrible souffrance, ce terrible manque.
Je me souviens, quand il était encore CRS et qu'il travaillait de nuit, des fois le matin il débarquait à 5h ou 6h et sonnait comme un dingue au portail, nous réveillant en sursaut, et avec sa bonne humeur habituelle nous demandait naturellement un café. Puis on ne le voyait plus pendant des mois jusqu'à la prochaine surprise matinale. Jamais il n'a fumé de cigarette ou bu plus d'un verre d'alcool, sa drogue à lui c'était le sport, le bateau.
A la retraite il est devenu secouriste, prof de natation, il a occupé divers emplois sur des bateaux.
L'été dernier on a fait l’inauguration du studio de ma mère, il était là, il appelait comme d'habitude tout le monde "mon poulet", il parlait fort, il rigolait. Quelques jours plus tard il a passé un examen pour des douleurs à l'estomac, le cancer était là. Il a continué à être joyeux, il ne s'est jamais plaint, il ne s'est jamais apitoyé sur le sort. Je l'ai vu une semaine avant sa mort, dans son lit d'hôpital, épuisé par la morphine, mais toujours à discuter du mieux qu'il le pouvait, à essayer de sourire, à faire de l'humour. Le mois dernier nous lui avons dit adieu, il est parti rejoindre son fils Marc.
Il y avait tellement de monde pour les obsèques que même pas la moitié des gens ont pu rentrer dans la salle ! Il était apprécié de tout le monde. Il y avait ses anciens collègues CRS, ses amis motards, ses amis de bateau, sa famille. Lorsque le convoi est passé devant son ancienne compagnie de CRS je l'ai revu là devant sur sa belle moto.
Quand nous sommes entrés en voiture dans le grand cimetière de St Pierre ma mère a dit ses mots à sa sœur "la dernière fois que je suis venue ici c'était pour Marc". Ainsi la boucle était bouclée. Guy a rejoint son fils Marc qui l'attendait depuis 25 ans dans ce cimetière.
Je ne sais pas pourquoi je vous écris ces mots. Au départ je voulais parler de mon cousin parce qu'une chanson m'y a fait penser, au final j'ai tout autant parlé de mon oncle, et puis ça revient au même vous n'en avez pas grand chose à faire. J'avais envie de laisser une trace de ce cousin que je n'ai pas connu parce que aujourd'hui quand on veut se souvenir de quelqu'un on peut regarder des photos, on peut chercher sur Internet des traces de la personne, lui est parti avant Internet, avant les portables, nous n'avons pas de photo de lui, sa mère était la seule qui avait une trace de lui autre qu'un souvenir (d'ailleurs je ne connais pas son nom de famille mais j'aimerais la retrouver si elle est toujours en vie) et c'est con et inutile mais je voulais que son histoire soit gardée en trace quelque part, visible. C'est maintenant fait, Marc R. a laissé une trace sur Internet.